NOUVEAU DEPART

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Tapi derrière la fenêtre, il observe la scène.

La fête bat son plein. Au milieu des invités, Hugue se déplace de groupe en groupe, le visage souriant et détendu. Il offre l’image même de celui à qui tout réussi. Sûr de son pouvoir de séduction, il fait son numéro de charme auprès des femmes, il séduit les hommes par des bons mots. Ce petit cercle de nantis est sous le charme de leur hôte. L’air est empreint de gaîté et de légèreté.

Puis celle pour qui il est venu, lui apparaît et son cœur se serre. Elle est plus menue que dans son souvenir. Sa beauté continue à l’émouvoir, sa blondeur, son visage d’ange, tout l’émeut. Ses poings se serrent, il sent monter sa rage.

Elle, c’est Sophie la femme d’Hugue. Plus jeune que son mari, elle est l’opposée de son époux. Discrète, elle vit dans l’ombre de son mari. Malgré la chaleur, elle porte une robe à manches longues qui ne la met pas en valeur, mais qui n’arrive pas à l’enlaidir non plus. Elle se tient à l’écart, semblant vouloir se fondre dans le décor. Plusieurs personnes viennent à elle, il la voit leur répondre en souriant mais le regard est absent et ils finissent par se détourner d’elle.

Il est certainement le seul à savoir que derrière ce décor de fête, se cache le plus noir des secrets.

Soudain, il se sent incapable de sonner à la porte, se joindre à cette ambiance faussement festive est au-dessus de ses forces. Ce soir il est trop en colère, pour faire comme si de rien n’était. Il reviendra demain quand son mari sera parti au travail.

Il est revenu du Canada pour elle. Cela fait vingt ans qu’il est parti de France ou plutôt qu’il a fui la France. En sortant de l’aéroport, un taxi l’a conduit directement à la maison de son enfance. Il est resté un long moment sur le trottoir, observant la façade qui a perdu son côté pimpant. La peinture des volets s’est écaillée et le jardin que sa mère entretenait avec amour n’est plus qu’un terrain à l’abandon. L’endroit dégage un air lugubre comme si les secrets qu’elle renferme l’avait peu à peu privée de son âme. Il a vécu l’enfer dans cette maison, loin des regards de la petite communauté des « bien-pensants » qui ne voyaient rien ou ne voulaient pas voir.

A douze ans, il en avait déjà vécu cent. Il s’était donné pour mission de protéger sa petite sœur qu’il aimait plus que tout, de la violence du père. Il l’amenait dans le grenier pour lui lire des histoires et détourner son attention de ce qui se passait en bas. Son jumeau, lui, se retranchait dans le mutisme, c’était un solitaire. On dit que les jumeaux forment un couple et vivent dans un monde qui leur est propre mais dans leur fratrie c’était sa petite sœur qui était sa moitié.

Il n’avait pas besoin du regard maternel pour l’éloigner et jouer son rôle de grand frère.

Son jumeau ne venait plus avec eux depuis qu’il l’avait surpris en train d’épier une énième scène de ménage. Ce soir- là, inquiet de ne pas le voir, il était redescendu le chercher. Son frère l’avait rabroué et devant sa hargne, il avait préféré battre en retraite.

Aux lendemains de ces scènes, sa mère préparait le petit-déjeuner en souriant, l’air de rien, dissimulant son visage sous une couche de fond de teint, son corps meurtri avec des blouses à manches longues et des foulards. Il sentait alors la rage monter en lui. Trop petit, pas assez fort, incapable de défendre sa maman, il n’avait qu’une idée en tête la venger, anéantir ce monstre.

Le froid le fait revenir au présent. Un dernier regard vers la maison où la fête bat son plein et il tourne les talons.

Le lendemain matin, dans sa chambre d’hôtel, le réveil lui indique qu’il est grand temps de se lever. Une douche, un café et le voilà parti, déterminé à prendre les choses en main.

Il va lui parler, la rassurer. Il n’est venu d’ailleurs que dans ce seul but, l’aider à partir et se construire un avenir loin de ce monstre. Hors de question de laisser l’histoire se reproduire.

Mais devant la villa cossue, des camions de pompiers et des ambulances sont garées le long du trottoir, portes ouvertes. Une peur viscérale lui étreint le cœur qu’il sent tambouriner dans sa poitrine. Dans le brouillard, il se rapproche de l’ambulance dans laquelle deux blouses blanches installent un brancard. Il a juste le temps de l’apercevoir. Avant que les portes ne se referment, il reconnaît ses cheveux blonds, la colère se mêle au chagrin quand il voit son visage tuméfié.

Il se retourne et aperçoit Hugue encadré par deux flics. Lui qui se croyait au-dessus de tout, qui pensait pouvoir faire régner la terreur tout en offrant au monde un visage de bon père de famille offre maintenant un spectacle bien pathétique ! Tête baissée, il a perdu beaucoup de sa superbe !

Une femme s’approche, il reconnaît Elise Mazzota, son amie d’enfance, elle n’a pas changé. Elle a le visage ravagé par l’angoisse, les yeux plein de larmes.

– « François ? »

– « Elise ? Que s’est-il passé ?».

– « Hier, elle est venue me dire qu’elle allait le quitter, elle devait lui parler après la réception. Cela faisait des mois que je l’encourageais à porter plainte et à partir pour commencer une nouvelle vie. Elle était prête, elle avait peur mais elle était décidée à reprendre sa vie en main. Je m’en veux terriblement de ne pas avoir deviné qu’il n’est pas homme à accepter d’être quitté. »

– « Ce n’est pas ta faute, tu n’as rien à te reprocher. Où l’emmène-t-on » ?

– « A l’Hôtel Dieu. »

D’un coup, l’émotion se fait trop forte, il la serre contre lui et ils puisent tous les deux du réconfort dans cette étreinte.

« J’y vais, donne-moi ton numéro de téléphone, dès que j’ai des nouvelles, je t’appelle. »

A bord de sa voiture de location, il file vers l’hôpital.

A l’accueil, on lui apprend qu’elle a été transférée en traumatologie pour y subir des examens.

Il se dirige vers la salle d’attente, l’angoisse lui comprime le cœur. Ce n’est pas possible ! Il est en train de revivre le même cauchemar que vingt ans plus tôt ! la même salle d’attente, la même odeur de désinfectant qui lui donne la nausée. Il se prend la tête entre les mains et son esprit fait un bond de vingt ans.

A l’époque c’était la mère d’Elise qui les avait amenés à l’hôpital et qui avait attendu avec eux. Ils avaient espéré et redouté la venue du médecin. Et quand il s’était présentait sur le pas de la porte, à son regard empreint de tristesse ils avaient deviné ce qui allait suivre. Leur maman était morte sous les coups de leur père. Plus jamais ils ne connaîtraient la douceur de ses caresses, plus jamais ils ne respireraient son odeur. Elle était partie les laissant orphelins.

Jamais il n’oublierait sa détresse, son chagrin et sa rage de n’avoir rien pu faire pour empêcher ce drame.

Ensuite, il y avait eu l’enterrement avec la famille et quelques amis. Le père, lui, était en prison.

Ils avaient été séparés, sa petite sœur avait été placée en famille d’accueil, son frère et lui dans « un foyer de l’enfance ».

Dès sa majorité, il avait voulu tourner le dos au passé et ouvrir la page d’une nouvelle vie. Un CAP de cuisinier en poche, il s’était envolé pour le Canada, où son acharnement à réussir avait porté ses fruits. Il était maintenant à la tête de plusieurs restaurants. Il s’était marié jeune et était père de trois grands enfants.

Il est tiré de sa rêverie par l’arrivée d’un médecin. Son cœur bat la chamade, le temps lui semble suspendu, il a peur de ce qu’on va lui annoncer, il se sent incapable de revivre le même cauchemar.

– « Elle est tirée d’affaire mais la convalescence va être longue. Nous avons dû lui retirer la rate pour stopper l’hémorragie interne, elle a plusieurs côtes cassées, une fracture ouverte au bras droit, sa pommette gauche est brisée et malheureusement le coup l’a rendu aveugle de l’œil gauche ».

Malgré l’impressionnante liste de ses blessures, il ressent un immense soulagement, il n’a retenue qu’une chose : elle est vivante ! Malgré l’amertume qu’il ressent d’être arrivé trop tard pour lui épargner cette dernière agression, le « remake » s’arrête là !

Il demande à la voir. Elle est en soins intensifs. Devant son désarroi, le médecin se laisse attendrir et consent à ce qu’il aille la voir, « cinq minutes pas plus ! »

Il pénètre dans le box. Elle est étendue sur des draps blancs, silhouette si menue et si fragile reliée à tous ces appareils. Il sent ses yeux s’embuer et remercie Dieu de l’avoir épargnée.

Il s’assoie à son chevet et lui prend la main. Elle lui dit sa gratitude d’être venu, elle n’a jamais douté qu’il répondrait à son appel au secours. Il est ému d’avoir eu sa confiance. Il sait qu’il va devoir reprendre l’avion et reprendre sa vie là où il l’a interrompu pour venir au secours de sa belle-sœur qui a toujours eu une place spéciale dans son cœur. Il lui souhaite d’avoir la force de surmonter cette épreuve, de mettre le passé derrière elle pour se construire une vie qui la rendra heureuse.

Puis il aborde avec délicatesse le sort qui attend son bourreau, Hugue qui n’est autre que son frère jumeau. Celui-ci vient d’être inculpé d’homicide volontaire et devrait passer les prochaines années en prison.

Après un dernier regard à celle pour qui il a traversé l’océan, elle, son Amour de jeunesse que son frère a épousé voilà vingt ans. C’est juste après leur mariage qu’il a choisi d’immigrer au Canada.

Il se félicite que son frère n’ait pas eu de descendance. L’histoire s’arrête là, elle ne se répétera plus. Il fait le bilan de ces vies gâchées. Le décès de sa mère, l’emprisonnement de son père. Il n’a jamais revu sa petite sœur, ni eu de ses nouvelles. Il espère seulement que la résilience lui a permis, à elle aussi, de se reconstruire, qu’en dépit du passé, elle mène une vie heureuse, sans violence.

Il est à l’aéroport, il sait qu’il ne reviendra pas. Alors sans un regard en arrière il s’engouffra dans l’avion et tourne définitivement le dos au passé.